Affaire Linagora / Blue Mind : la violation d’une licence open source est bien une contrefaçon !

Propriété Intellectuelle Droit du numérique
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Après la décision « Orange vs Entr’ouvert » de la Cour d’Appel de Paris du 14 février 2024, une nouvelle décision, rendue cette fois par la Cour d’Appel de Bordeaux le 27 janvier 2025, vient confirmer que la violation d’une licence open source constitue un cas de contrefaçon du logiciel sous licence. La décision est par ailleurs innovante, en ce qu’elle reconnait au développeur la titularité personnelles des droits sur un des deux logiciels en cause, alors même qu’il avait été développé pendant son temps de travail.  

  1. Une affaire tentaculaire

Cet arrêt n’est en réalité qu’un des épisodes d’une affaire qui a pris des proportions insoupçonnées.

Un bref rappel des faits : en 2017, Linagora, éditeur et intégrateur de logiciels libres, rachète un de ses concurrents, la société Aliasource. Celle-ci avait développé un logiciel de messagerie collaborative dénommé OBM, embarquant deux modules (OBM-SYNC et OBM-PUSH) sous licence open source (en l’occurrence la licence Affero GPL v.3). Dans le cadre de la prise de contrôle d’Aliasource, Linagora s’est aussi fait céder les droits sur OBM.

En 2010, les deux anciens dirigeants d’Aliasource, qui avaient participé au développement du logiciel OBM, et qui avaient rejoint Linagora, quittent la société, avec d’autres ingénieurs (ex-Aliasource), et créent la société Blue Mind. Celle-ci met sur le marché un logiciel de messagerie en 2012, intégrants deux composants (BM Core et EAS) très similaires à ceux d’OBM sous licence libre.

C’est le déclenchement des hostilités.

Après avoir fait pratiquer une saisie-contrefaçon pour récupérer le code de Blue Mind, Linagora assigne Blue Mind en contrefaçon et concurrence déloyale devant le Tribunal Judiciaire de Bordeaux. Celui-ci déboute Linagora de son action en contrefaçon, estimant que l’originalité des deux modules (OBM-SYNC et OBM-PUSH) n’était pas établie. En revanche, il condamne Blue Mind sur le terrain de la concurrence déloyale, estimant que celle-ci  avait commis un acte de parasitisme par le débauchage des salariés constituant l'équipe détentrice de l'expertise relative à ce logiciel libre. Blue Mind fait appel.

En parallèle, Linagora assigne Blue Mind devant le tribunal de commerce sur le fondement de la garantie d’éviction du vendeur (estimant que son action commerciale l’empêche de jouir pleinement des titres de la société qu’elle a acquis) ; procédure toujours en cours devant la cour de cassation. Une plainte pénale est aussi déposée pour contrefaçon, donnant lieu à ouverture d’une information judiciaire. Les deux parties s’assignent enfin mutuellement en diffamation et dénigrement…

Bref, la guerre est totale !

Mais revenons à l’affaire principale, à savoir l’action en contrefaçon, désormais jugée par la cour d’appel de Bordeaux.

Celle-ci a dû, pour retenir la contrefaçon, trancher trois questions juridiques distinctes : qui est titulaire des droits sur les logiciels OBM-SYNC et OBM-PUSH ? Ceux-ci sont-ils originaux ? Quels actes de contrefaçon peut-on reprocher à Blue Mind ?

Et sa décision va à l’encontre de celle du Tribunal, sur la plupart de ces sujets.

  1. Le logiciel développé par un salarié pendant son temps de travail n’est pas nécessairement propriété de l’entreprise !

C’est sans doute la solution la plus inattendue de cet arrêt.

En effet, selon l’article L.113-9 du Code de la Propriété Intellectuelle : les droits patrimoniaux sur les logiciels et leur documentation créés par un ou plusieurs employés dans l'exercice de leurs fonctions ou d'après les instructions de leur employeur sont dévolus à l'employeur qui est seul habilité à les exercer.

En l’espèce, l’auteur du logiciel OBM-PUSH était recruté comme développeur informatique, et le contrat de travail de l’intéressé stipulait que « tout logiciel qui serait créé par M. C. dans l’exercice de ses fonctions appartiendra à l’entreprise ». Dans ces conditions, l’issue du litige ne semblait guère faire de doute.

Et pourtant, la Cour d’Appel estime que «  le seul fait que le travail ait été réalisé par un salarié de l’entreprise durant ses heures de travail est insuffisant » pour caractériser une création effectuée « dans l’exercice de leurs (ses) fonctions » au sens de L.113-9. Il faut que le logiciel ait été créé par le salarié « sur le temps de travail, avec les moyens mis à disposition par l’employeur et sous les ordres de l’employeur ». La cour emprunte ici à la jurisprudence rendue sur le fondement de l’article L613-7 du Code de la Propriété Intellectuelle, sur les inventions de mission. Il est vrai que le texte sur les logiciels est moins précis que celui sur les brevets, et laisse une marge d’interprétation dans certaines situations spécifiques, comme celle-ci.

En l’espèce, la cour relève que :

  • Le logiciel avait été développé par le salarié après 2007, alors qu’il était employé par Linagora, mais pour des besoins strictement personnels, « afin de pouvoir recevoir ses e-mails notamment professionnels directement sur son smartphone » ;
  • Le code source du logiciel a été déposé sur sa « forge logicielle personnelle » (et non celle de Linagora), cad son environnement personnel de partage et de test du logiciel, ce dont Linagora avait connaissance et qu’il avait donc accepté « implicitement »,
  • les feuilles de temps remplies par le salarié ne mentionnaient nullement le développement de ce logiciel OBM-PUSH ;

La Cour en déduit que le développement de ce logiciel n’entrait pas dans ses fonctions de salarié, et que Monsieur C. est donc le seul propriétaire des droits de propriété intellectuelle sur cet applicatif.

C’est à notre connaissance une des rares décisions ayant tranché en faveur du salarié sur le fondement de L.113-9 du Code de la Propriété Intellectuelle.

Les éditeurs logiciels doivent donc se montrer vigilants quant au développement par leur salariés d’outils ou modules logiciels, qui ne relèveraient pas strictement de leur mission, et se faire céder, soit dans le contrat de travail, soit a posteriori, les droits sur ces développements s’ils veulent les utiliser et les exploiter dans leurs produits. Il convient également de bien documenter les missions réalisées par les développeurs, afin que la cession légale de L.113-9 puisse jouer.

  1. Un logiciel original : merci Monsieur l’expert !

Etant donné que la titularité des droits de Linagora sur le second logiciel OBM-SYNC n’était pas contestée, la cour examine donc la question de l’originalité de celui-ci. En effet, un logiciel n’est protégeable que s’il est original, cad s’il révèle un « apport intellectuel » de son auteur, et des choix créatifs, qui vont au-delà des contraintes fonctionnelles ou techniques qui lui sont imposées.

Or, c’est précisément ce qu’a révélé l’expert judiciaire missionné dans ce dossier, mettant l’accent sur les « méthodes de programmation propres à la société Linagora » et concluant « qu’il est évident que si une autre équipe de programmateurs venait développer OBM-SYNC sans aucune documentation, ni contact avec les équipes Linagora, ni avoir entre les mains les listings des programmes, le programme qui en résulterait serait totalement différent ».

C’est précisément la définition même de l’originalité selon la cour, laquelle est « basée sur des choix effectués à contre-courant de la logique informatique, automatique ou contraignante, traduisant la personnalité de son auteur et les efforts intellectuels opérés, peu important que les choix arbitraires opérés fassent appel à des technologies existantes puisque la nouveauté n’est pas requise. »

La solution n’est ici pas nouvelle : c’est la démonstration de choix créatifs qui fera l’originalité, et donc la protection du logiciel. Cette démonstration n’est pas toujours chose facile, d’où le recours à des experts pour éclairer le juge. En effet, celui-ci n’étant pas armé pour apprécier si le travail de développement sort d’une « logique informatique, automatique ou contraignante », il n’a d’autre choix que de s’en référer à l’opinion de l’expert, dès lors que celui-ci est suffisamment motivé, et à suivre son analyse de l’outil.

A cet égard, on ne peut que conseiller aux éditeurs d’être vigilants quant à l’utilisation par leurs équipes d’outils d’IA dans le codage des applications, qui pourrait réduire à la portion congrue les choix personnels et créatifs de leurs développeurs…. et ainsi mettre en danger la protection de leurs actifs par la propriété intellectuelle.

  1. Effacer le nom de l’éditeur d’un logiciel libre, c’est de la contrefaçon !

Enfin, le dernier apport de cet arrêt réside dans sa conception extensive de la protection des logiciels diffusés sous licence open source.

En effet, la Cour rappelle d’abord que le non-respect d’une licence open source est constitutif d’un acte de contrefaçon (dans le prolongement des affaires IT Développement et Orange vs Entr’ouvert). En l’espèce, le logiciel OBM-SYNC était diffusé sous licence Affero GPL v.3.0, une variante de la licence GNU GPL v.3.0 qui est adaptée à une exploitation sous forme de logiciel-service (« SaaS »).

Parmi les obligations classiques d’une licence libre, figure le respect de la paternité de l’auteur ou de l'éditeur, qui implique de citer le nom du ou des développeurs ayant créé le logiciel (ou la brique logicielle) que l’on décide de modifier ; ou le nom de l’éditeur (si seul celui-ci est mentionné).  

Or, en l’espèce, Blue Mind avait naturellement omis de mentionner Linagora dans les crédits du logiciel qu’elle commercialisait.

Et c’est cette petite « mesquinerie » qui va finalement les perdre…

En effet, la Cour rappelle l’existence de la clause résolutoire dans la licence AGPL, selon laquelle « toute tentative de copier, modifier, concéder en sous licence, ou distribuer le programme sous une autre manière mettra automatiquement fin à vos droits » (art.8 de la licence). Certes, le même article prévoit une clause de rétablissement qui fait échec à la résiliation de plein droit quand, averti de la violation des conditions de la licence, le fautif démontre qu’il s’agit de la première violation et qu’il y a remédié dans les 30 jours de la réception de l’avis. Cependant, la société Blue Mind n’ayant rétabli les mentions de paternité de Linagora que…39 jours plus tard (soit au-delà de 30 jours), celle-ci peut donc se prévaloir de la résiliation de plein droit – et donc d’une situation de contrefaçon – depuis 2013 !

On voit ainsi que le refus délibéré des dirigeants de respecter l’une des contreparties essentielles pour l’éditeur d’un logiciel libre, à savoir sa reconnaissance auprès de la communauté, a placé leur société en situation de contrefacteur, et ce depuis plus de 10 ans…

Cette décision constitue un rappel à l’ordre bienvenu des conditions de l’usage d’un logiciel « libre » : un logiciel en open source ne signifie pas que l’on disposer librement, mais seulement que ses conditions d’usage sont différentes d’une licence propriétaire. En particulier, la liberté d’usage, de modification et de distribution est soumise à quelques obligations, dont celle de respecter la paternité de l’auteur ou de l’éditeur ; et s’affranchir de ces obligations, pourtant légères, revient à commettre un acte de contrefaçon.

C’est aussi une décision rassurante pour tous les acteurs du logiciel libre, puisqu’elle vient rappeler la force obligatoire des licences open source, et sanctionner les violations de ces licences, conférant ainsi une protection réelle et visible à tout ce secteur de l’industrie logicielle.

Enfin, cette deuxième décision de justice en l’espace de 6 mois représente une brique supplémentaire dans la protection juridique du logiciel libre, et illustre l’importance que le secteur de l’open source a prise dans le domaine de l’édition logicielle et plus généralement des prestations de services informatiques.  

Le Cabinet Champollion Avocats reste à votre disposition pour toute assistance juridique sur un projet open source, ou litige en lien avec un logiciel sous licence libre.

Article rédigé par Josquin Louvier